Je vous propose à lire en version intégrale l'article publié dans le magazine tunisien "Réalités" en date du 05/04/2007 sous la plume du Professeur Bechir Turki .
Bonne lecture.
Le général américain William Boykin était le commandant des forces américaines en Somalie quand celles-ci subirent en 1993 une humiliation par les troupes du chef de guerre Mohamed Farah Aidid. Dix-huit Marines étaient tués et les corps de certains d’entre eux étaient traînés dans les rues de Mogadiscio. Le président de l’époque, Bill Clinton, ordonna aussitôt à Boykin de quitter la Somalie avec ses troupes et de rentrer à la maison.
Le désastre subi par ce général n’affecta nullement sa carrière militaire. En 2003, il était l’une des chevilles ouvrières du Pentagone qui se préparait alors activement à envahir l’Irak. Il n’était pas impliqué seulement dans les tâches logistiques nécessitées par le déplacement de 150.000 soldats et de leur matériel de guerre, mais aussi dans les tâches de la propagande politico-religieuse qui préparait la population américaine à l’invasion d’un pays éloigné de 10.000 kilomètres des Etats-Unis.
Boykin combine en lui l’extrémisme politique des néoconservateurs et le fanatisme religieux des évangélistes américains qui se comptent par dizaines de millions à travers les Etats-Unis et qui, depuis l’arrivée de George W. Bush à la Maison Blanche, exerçaient une influence considérable sur les choix de la politique intérieure et étrangère de la puissance américaine.
Au printemps 2003, alors que la guerre d’Irak battait son plein, Boykin sillonnait l’Amérique et prononçait des discours incendiaires et enflammait ses auditoires évangélistes rassemblés dans les églises. Dans l’un de ses discours, prononcé devant un auditoire évangéliste rassemblé dans une église de Floride, le général Boykin revenait sur son amère expérience somalienne et qualifiait la bataille qui l’opposait à Mohamed Farah Aidid de « combat qui opposait le mal et le bien ». Parlant de Mohamed Farah Aidid, Boykin disait à son auditoire d’évangélistes enflammés: « Je savais que mon Dieu était plus grand que le sien. Je savais que mon Dieu était un vrai Dieu et que le sien était une idole. »
En juin 2003, trois mois après le renversement du régime irakien, et alors que les signes du chaos commençaient à poindre en Irak, le général Boykin était dans l’Etat de l’Oregon, dans une autre église et devant une autre congrégation évangéliste. Il avait pris soin d’amener avec lui les photos de Saddam Hussein et d’Oussama Ben Laden et, pointant du doigt vers les deux photos, commença son discours passionné en ces termes : « Satan veut détruire cette nation, il veut nous détruire en tant que nation et veut nous détruire en tant qu’armée chrétienne. Ils ne seront défaits que si nous les combattons au nom de Jésus. » Toujours devant la même congrégation et parlant cette fois du président américain : « George Bush n’était pas élu par la majorité des votants aux Etats-Unis, il était choisi par Dieu.»
Depuis qu’il est président des Etats-Unis, George W. Bush est sous la double influence des évangélistes et des néoconservateurs. Tous ses discours et toutes ses décisions trahissent cette double influence qui fait que le président américain utilise à la fois le langage religieux des évangélistes et le langage politique des néoconservateurs.
Rien ne prédestinait George Bush aux plus hautes charges de la plus grande puissance du monde. Il y a quelques années, l’homme était à la dérive. Alcoolique notoire, il était sur le point de tout perdre, y compris sa femme et ses filles. Sa rencontre avec un homme d’église allait tout changer dans sa vie. Du coup, plus d’alcool et Jésus-Christ devint pour lui l’exemple suprême, « le plus grand philosophe » et « le plus grand homme que l’histoire ait connu ». George Bush est « né de nouveau (born again). De là à penser que c’est Dieu qui a réorienté sa vie pour le choisir ultérieurement comme le « sauveur de l’Amérique et du monde », il n’y a qu’un pas que les évangélistes et Bush lui-même ont allègrement franchi. Quand le général Boykin affirmait devant les évangélistes de l’Oregon que « George Bush n’était pas élu par la majorité des votants aux Etats-Unis, mais choisi par Dieu », il n’exprimait pas sa propre conviction, mais celles de millions d’évangélistes « born again » qui voyaient dans le grand changement dans la vie de George Bush une sorte de miracle confirmant le fait qu’il soit « choisi par Dieu ».
C’est un fait que George Bush n’a pas été choisi en 2000 par la majorité des votants aux Etats-Unis, mais désigné par une simple majorité des juges de la Cour suprême (cinq contre quatre). Quant à être choisi par Dieu pour « sauver l’Amérique et le monde », il n’était pas le premier président à en être convaincu. Au début du vingtième siècle, le président Woodrow Wilson croyait lui aussi être chargé d’une « mission divine » consistant à faire régner la liberté et la démocratie dans le monde. En fait beaucoup de présidents américains avaient cette prétention, mais seul George Bush avait combiné cette prétention politique avec le messianisme religieux, en les mettant en pratique avec les résultats désastreusement sanglants que l’on sait en Irak et en Afghanistan.
En fait, néoconservateurs et évangélistes bénéficient d’un terrain favorable à leur programme de « réformer le monde » par la force militaire. Ils n’auraient pas pu mener leur agression contre l’Irak, par exemple, s’il n’y avait cette idée d’ « exceptionnalisme américain » largement ancrée dans l’inconscient collectif des citoyens des Etats-Unis. En d’autres termes, cet « exceptionnalisme » se traduit dans l’esprit des Américains par l’idée que leur pays, « bienfaisant » par essence, est doté d’un statut spécial dans le monde qui lui permet d’interférer dans les affaires des autres pour corriger les fautes qu’ils commettent et les aider à retrouver « le droit chemin ». Loin d’être nouvelle, cette idée est aussi vieille que l’Amérique elle-même. Dans un article intitulé : « Les croisades morales de l’Amérique », publié sur son site internet le 30 janvier 2007, l’intellectuel et journaliste américain William Pfaff écrit : « Cette prétention morale trouve son origine dans les convictions religieuses des colons puritains de la Nouvelle Angleterre. Ils étaient des dissidents calvinistes avec des attentes millénaristes. Ils étaient convaincus que leur installation en Amérique du Nord était décidée par Dieu afin de donner à l’humanité pécheresse l’occasion d’un nouveau départ. Ils voulaient créer le Nouveau Jérusalem. »
Dès le départ donc, l’imagination des Américains était frappée par cette conviction des Pères fondateurs. Mais l’idée d’ « exceptionnalisme » américain était surtout continuellement nourrie par l’extraordinaire essor économique, scientifique et technologique qu’ont connu les Etats-Unis en l’espace de deux siècles. Cette idée était nourrie également par l’intervention déterminante des Etats-Unis dans les deux guerres mondiales du siècle dernier. Cette idée était nourrie enfin par la large victoire des Etats-Unis dans la longue guerre froide qui les a opposés à la défunte Union Soviétique.
L’alliance des néoconservateurs et des évangélistes a été rendue possible par la présence de George Bush à la Maison-Blanche, un président qui concentre en lui les convictions des néoconservateurs de réformer le monde en commençant par le Moyen-Orient, et celles des évangélistes, alliés des sionistes, et dont le programme essentiel consiste à « préparer le retour du Messie » qui devrait mettre un terme au mal et répandre le bien sur la planète. Dans l’esprit des évangélistes, plus les Musulmans résistent et plus Israël est vulnérable, plus le Messie tarde à revenir. Pour accélérer sa venue, la seule solution, selon eux, est d’engager des croisades contre le monde musulman et de soutenir inconditionnellement Israël.
On comprend dès lors que si Israël est soutenu si inconditionnellement et si aveuglément par les néoconservateurs et les évangélistes, c’est parce que les uns et les autres considèrent ce pays comme le pilier central de leurs programmes : « l’accélération du retour du Messie » pour ceux-ci et, pour ceux-là, « la diffusion de la démocratie dans la région ». Ce sont évidemment des prétextes farfelus qui cachent mal les vraies raisons de la politique américaine : dominer la région et son pétrole d’une part, et maintenir la supériorité militaire et économique d’Israël sur ses voisins arabes d’autre part.
Dans cette alliance politico-religieuse, Israël trouve évidemment son compte puisqu’il continue impunément à occuper des terres qui ne lui appartiennent pas, à construire des colonies, à ériger le mur qui charcute encore plus les terres palestiniennes en Cisjordanie et dans la vallée du Jourdain sans que personne en Occident ne s’en émeuve.
Mais cette alliance des néoconservateurs et des évangélistes est devenue tripartite, Israël s’étant joint à eux pour les aider à accomplir leur programme politico-religieux dans la région du « Grand Moyen -Orient ». Ce qui se passe aujourd’hui en Irak, en Palestine et au Liban, et peut-être demain en Iran, s’inscrit dans le cadre de ce vaste complot ourdi par cette alliance tripartite et qui a réussi déjà à mettre une partie du Monde arabe à feu et à sang, et le pire est peut-être à venir.
Ce complot est d’autant plus pernicieux que les Israélo-Américains ont largement réussi à monter les Arabes les uns contre les autres en Irak, en Palestine et au Liban, et ils ne désespèrent pas de faire éclater de nouveaux pays. L’intérêt des sionistes saute aux yeux : plus les Arabes s’entre-déchirent, plus Israël est en sécurité. Pour les évangélistes, plus les Arabes et les Musulmans sont défaits, plus Israël est solide et plus rapide sera le retour du Messie. Enfin, pour les néoconservateurs, plus les Arabes sombrent dans le chaos, plus rapide sera leur reconversion à la démocratie et aux valeurs occidentales. Pour eux, le chaos n’a pas de connotation négative puisqu’il est « créateur ».
Le plus terrible est que malgré les ravages et les horreurs semés par cette triple alliance dans le Monde arabe, les régimes de plusieurs pays de la région semblent se plaire dans le giron israélo-américain et n’hésitent pas à accorder, discrètement ou ouvertement, les aides politiques et logistiques requises par Washington qui rêve de réussir sa mission dans la région. Les régimes saoudien, égyptien, jordanien, les pays du Golfe et d’autres encore sont terrorisés à l’idée d’une défaite américaine en Irak. Pourtant ils savent fort bien que les Etats-Unis n’ont pas d’amis, mais seulement des intérêts. Si ces intérêts exigent que les Etats-Unis renversent le régime saoudien ou égyptien, ils le feront sans état d’âme. Une chose est certaine : les intérêts des Arabes et ceux des Etats-Unis sont par essence des intérêts divergents. Toute alliance entre des régimes arabes et les Etats-Unis ne peut se faire qu’aux dépens des intérêts de ceux-là.
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